Figure majeure de l’oncologie digestive, Thierry Conroy a fait de la recherche collective son moteur. Il rejoint aujourd’hui le cercle restreint des Français distingués par l’European Society for Medical Oncology.

Thierry Conroy, lors de la célébration des 80 ans de l’ordonnance fondatrice des Centres de lutte contre le cancer, le 1er octobre 2025.

Il a l’allure de ceux qui ne cherchent pas à impressionner. Silhouette sobre, ses lunettes aux montures transparentes laissent toute la place à un regard gris pénétrant, concentré. Ses cheveux blancs trahissent l’expérience accumulée. Patiemment, parfois par hasard, Thierry Conroy a construit une œuvre durable, fondée sur l’importance de transmettre et de faire ensemble – aujourd’hui reconnue par l’ESMO (voir encadré).

Cette idée du service rendu, il la porte en lui depuis l’enfance. Une douzaine de médecins dans la famille, des lectures marquantes – Georges Duhamel et son héros Laurent Pasquier, tous deux médecins –, une vocation forgée à la croisée du roman et de la tradition. Rien ne le destinait spécifiquement à la recherche : il voulait être clinicien, résoudre des énigmes médicales au chevet des patients. Il cherchait « une mission, plus qu’une profession ». C’est le hasard des postes, les opportunités saisies au bon moment, qui l’ont conduit à devenir l’un des architectes de la cancérologie digestive française.

Un parcours façonné par le hasard

Pour pouvoir rester en Lorraine, proche de sa famille, Thierry Conroy multiplie les spécialités, masters et certificats qui pourraient lui ouvrir des portes : hématologie, gastro-entérologie, pneumologie, médecine interne… C’est finalement à l’Institut de cancérologie de Lorraine (ICL, alors Centre Alexis Vautrin) qu’une occasion se présente : à 30 ans, Thierry Conroy y devient endoscopiste pour le poumon et l’appareil digestif, et prend en charge les cas difficiles de médecine interne. « Le modèle du Centre de lutte contre le cancer, avec cette quadruple mission de prévention/dépistage, soins, enseignement et recherche, m’a tout de suite parfaitement convenu. », résume simplement le professeur.

Peu à peu, il se découvre une vocation d’oncologue – et obtient un nouveau master dédié en 1986. L’oncologie digestive s’impose comme son territoire, à la fois logique pour l’homme et inédit alors pour le Centre qui l’emploie.

Rapidement, il participe à la construction d’un enseignement pour le nouveau diplôme commun d’oncologie médicale et radiothérapie dans l’inter-région Grand-Est/Bourgogne-Franche-Comté. « J’ai enseigné pendant 5 ans et je suis devenu oncologue médical par équivalence, en obtenant le diplôme dont j’étais enseignant, en même temps que les premiers diplômés en 1993. », raconte-t-il, l’air de ne pas trouver cela extraordinaire.

En parallèle, il s’investit dans des recherches sur la qualité de vie au sein de l’organisation européenne EORTC[1] dès 1993 et coordonne la validation de plusieurs questionnaires de qualité de vie ou de satisfaction afin d’évaluer des parcours de soins. Un sujet qu’il traite encore aujourd’hui et considère « un de [ses] grands axes de de recherche ».

Une vision collective de la recherche

Parmi d’autres formes de partage des connaissances, le professeur a aussi contribué au programme “Standards, Options, Recommandations” (SOR) lancé par la Fédération des centres de lutte contre le cancer (qui ne s’appelait pas encore Unicancer), en lien avec l’ensemble des CHU, à la fin des années 1990. Ces premiers ouvrages français de médecine fondée sur les preuves visaient à doter la cancérologie d’outils méthodologiques solides. Une « étape importante » pour la structuration de la discipline, selon Thierry Conroy pour qui « ces recommandations ont été un élément clé pour se réunir, connaître les collègues dans toute la France et disposer d’une base scientifique claire pour définir les standards et les actualiser, mais aussi pour identifier les zones d’ombre où la recherche doit s’engager ».

L’ouverture vers les autres, pour produire ensemble mieux que tout seul, revient souvent dans ses propos. « L’union fait la force. », répète-t-il comme un fil conducteur. Que ce soit pour le soin des patients, pour l’enseignement ou pour la recherche. C’est ainsi qu’il s’investit d’abord dans le groupe de recherche Unicancer sur les tumeurs digestives – moyen de « développer une véritable recherche française en cancérologie digestive » en impliquant l’ensemble des CLCC – puis dans l’intergroupe français PRODIGE qu’il cofonde en 2006 et a co-dirigé pendant 3 ans. Ce « partenariat de recherche en oncologie digestive » est « multidisciplinaire, coopératif et inclut l’ensemble des acteurs académiques, explique Thierry Conroy. En mettant en commun nos ressources et nos patients, nous parvenons à réaliser de grands essais thérapeutiques en études randomisées. ».

Avec ces groupes, il bâtit des essais cliniques d’ampleur, rivalisant avec ceux de l’industrie pharmaceutique, mais fondés sur une logique différente : explorer ce que l’industrie ne finance pas, poser d’autres questions, tester des associations de médicaments génériques qui coûtent quelques euros seulement. L’exemple le plus éclatant : le protocole FOLFIRINOX, combinaison de quatre molécules anciennes mais efficaces, qui augmente significativement la survie pour les patients atteints de cancers du pancréas ou du rectum, pour qui ce traitement est souvent devenu un standard thérapeutique.

Quand le médecin devient passeur d’histoire

En devenant directeur général de l’ICL début 2012 puis vice-président d’Unicancer de 2019 à 2022, Thierry Conroy porte encore plus haut la coopération académique. « Les Centres de lutte contre le cancer sont performants et gardent aujourd’hui une place importante du fait de leur structuration en réseau et de cette forte culture de la coopération. », affirme-t-il. De ce passage à la direction de la fédération, il retient la vision d’ensemble que cela lui a donné sur les développements menés dans les centres – utile pour préparer des projets communs afin « d’essayer toujours d’avoir un temps d’avance » – et les rencontres avec « des hommes et femmes politiques de valeur, motivés ». De nouveau, c’est le « faire ensemble » qui résonne.

Aujourd’hui, à 71 ans, il a quitté la direction de l’Institut de cancérologie de Lorraine et son statut de professeur actif. Mais il n’a pas déserté le champ : il termine ses dernières études cliniques et, s’autorisant un pas de côté, s’attelle désormais à écrire l’histoire de la cancérologie. Devenu historien de sa propre spécialité, il fouille les archives, redonne une mémoire aux pionniers, retrace la construction d’une discipline qui a toujours reposé, souligne-t-il, sur la pluridisciplinarité et tisse, encore, des récits de coopération.

Le 17 octobre prochain, Thierry Conroy recevra à Berlin le prix ESMO[2] – l’une des plus hautes distinctions européennes en oncologie – pour « son engagement remarquable dans les avancées en oncologie et pour son soutien aux professionnels de la discipline tout au long de leur parcours ». « La plupart des études que j’ai menées et qui sont reconnues aujourd’hui par l’ESMO ont été conduites au sein du groupe PRODIGE et promues par Unicancer. », précise-t-il.

Cinquième Français distingué depuis 1985, il se réjouit de voir mise en avant « la recherche académique multicentrique française » et la participation des patients, des familles, des statisticiens, des équipes de recherche et des membres d’Unicancer. « C’est un prix que je partage. », insiste-t-il, fidèle à sa ligne.

Le prix ESMO, une reconnaissance par les pairs
L’European Society for Medical Oncology (ESMO) remet chaque année quatre prix célébrant une contribution remarquable en recherche translationnelle, le soutien apporté aux carrières féminines dans le domaine, une carrière d’exception en oncologie, et le prix le plus prestigieux pour un membre de l’ESMO qui a apporté une contribution exceptionnelle à l’oncologie médicale. C’est cette dernière distinction qui sera remise au Professeur Thierry Conroy, qui, au-delà de plus de 300 articles de référence dans des revues internationales, a notamment coordonné depuis 2021 le référentiel de pratique clinique de l’ESMO pour le traitement du cancer du pancréas.
Ce prix résulte des suggestions d’un vote anonyme des 40 000 membres de l’ESMO qui a eu lieu en février et mars 2025. Un comité de nomination de 7 membres a ensuite fait un choix parmi les propositions des votants. La remise des prix aura lieu à Berlin, lors de la cérémonie d’ouverture du Congrès de l’ESMO 2025, le vendredi 17 octobre.

[1] European Organisation for Research and Treatment of Cancer.

[2] European Society For Medical Oncology.