Anne Vincent-Salomon est professeure à l’Université Paris-Sciences et Lettres, directrice de l’institut des cancers des femmes, IHU labélisé en 2023 co-fondé par l’Institut CURIE, l’Université PSL et l’INSERM. Anne Vincent-Salomon est médecin pathologiste et cheffe du département de médecine diagnostique et théranostique à l’Institut Curie. Son domaine d’expertise est la pathologie des cancers des femmes. En collaboration avec le Pr T Walter (INSERM U900/ Ecole des Mines-PSL), elle a mis au point un outil d’intelligence artificielle pour prédire la présence de défauts de la recombinaison homologue de l’ADN à partir des coupes de cancer du sein numérisées. Elle a publié plus de 450 articles scientifiques. Anne Vincent-Salomon est également présidente du comité scientifique de l’association Ruban Rose, et à ce titre s’engage pour le soutien de la recherche et la prévention des cancers du sein. Un portrait inspirant à l’occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de science.

  • 1. Vous êtes médecin pathologiste depuis 1993 à l’Institut Curie de Paris. Qu’est-ce qui vous a motivée à vous engager dans cette discipline ? Pouvez-vous partager un moment marquant de votre carrière ?

    Je suis médecin pathologiste. Mon intérêt pour la pathologie a débuté pendant mon internat, notamment après un semestre marquant chez le Docteur Geneviève CONTESSO, à Gustave Roussy. J’ai réalisé un DEA dans l’unité Inserm U509 sous la supervision du Dr Sylvianne Olschwang et du Pr Gilles Thomas. Gilles était un visionnaire. J’avais suivi ses cours de Master 1, et j’ai eu la chance qu’il me propose de travailler sur l’hétérogénéité intratumorale des anomalies moléculaires des cancers du colon. J’ai rapidement compris que je voulais évoluer dans un centre de lutte contre le cancer (CLCC), où la pathologie est au cœur des prises de décision thérapeutiques.

    À travers divers stages d’internat– en néphrologie, endocrinologie et pneumologie – j’ai constaté l’importance des interactions avec la pathologie. Sur les conseils de mon chef de service en pneumologie de l’époque, j’ai approfondi cette spécialité, notamment à l’Hôtel Dieu de Paris. Mon expérience à l’Institut Curie comme assistante dans le service de Pathologie, a confirmé ma vocation, me faisant réaliser que la pathologie était « au cœur du réacteur » et en même temps très proche de la biologie et des tumeurs. J’avais été particulièrement influencée par Gilles Thomas, dont l’approche m’a permis d’initier une double compétence en pathologie et en recherche.

    Mon intérêt pour la gynécologie est né durant mon semestre à l’hopital d’Avicenne chez la Pre MODIGLIANI au cours duquel j’ai pu découvrir la gynécologie médicale. Mais à l’époque cette discipline n’était pas reconnue comme une vraie spécialité…. Même si j’ai parfois regretté de perdre la relation humaine avec les patients, j’ai trouvé une sorte d’équilibre en considérant les pièces opératoires et les biopsies comme des « patients » et de placer au cœur de ma pratique l’importance des informations données pour la prise en charge optimale des patients.

    L’anatomie pathologique (anapath) me satisfait pleinement car c’est une spécialité au cœur de la cancérologie, au service des patients.   

    Parmi les moments marquants de ma carrière, je retiens mon stage avec Mme Contesso à Gustave Roussy, mon DEA avec Gilles Thomas dans l’unité INSERM U509 à l’Institut Curie, ainsi que mes collaborations enrichissantes avec des figures comme les Drs Sastre-Garau, le Dr Sigal-Zafrani et Olivier Delattre, les deux contrats INTERFACE INSERM au cours desquels j’ai pu réaliser une thèse de sciences sous la direction d’Olivier Delattre sur la génomique des cancers du sein in situ et triple-nagtifs. J’ai également été marquée par des rencontres, comme celles avec le Pr Pouillart, et le Dr Véronique Dieras, oncologues médicaux qui nous apprenaient les conséquences de nos écrits dans les comptes-rendus, l’importance et les stratégies de traitements, mais aussi de la maladie métastatique ou encore du néo adjuvant. C’est eux et les chirurgiens comme le Dr K Clough qui m’ont appris la cancérologie.

    Avec deux pathologistes formidables : le Dr Gaëtan Macgrogan (I Bergonié, Bordeaux) et le Dr Laurent Arnould (Centre GF Leclerc, Dijon), nous coordonnons maintenant depuis plus de dix ans l’EPU de pathologie mammaire sous l’égide de la division française de l’Académie Internationale de Pathologie.

    La transmission est essentielle pour moi, nous formons environ 50 pathologistes par an à cette spécialité, mission essentielle étant donné les 61 000 cas de cancer du sein diagnostiqués chaque année en France.

    Ma rencontre avec Fatima Mechta-Grigoriou, directrice de recherche de classe exceptionnelle à l’INSERM a marqué une nouvelle étape dans ma vie professionnelle. Fatima a eu l’audace de se lancer dans la caractérisation des fibroblastes que je lui décrivais comme différents d’une tumeur du sein à l’autre. Ensemble, nous décryptons les spécificités des fibroblastes associés aux différentes formes de cancers du sein et gynécologiques.

    J’ai eu la chance également de rencontrer Isabelle Fromantin, infirmière la première en France à avoir fait une thèse de Sciences, notre rock star, avec qui nous avons conçu l’idée du Women’s living Lab de l’IHU !  Je l’ai rencontré car Isabelle pendant sa thèse cherchait des volontaires pour caractériser des odeurs…

    Et puis la rencontre merveilleuse et déterminante avec Jessica Leygues directrice exécutive de l’Institut Des Cancers des Femmes que je coordonne.

    • 2. En tant que coordinatrice du Pôle de Médecine Diagnostique et Théranostique à l’Institut Curie, pouvez-vous nous dire quel rôle joue la pathologie dans la médecine de précision aujourd’hui, notamment dans le cancer du sein ?

    La pathologie est au cœur de la médecine de précision. Les pathologistes sont les médecins des tissus et priorisent les analyses morphologiques et moléculaires de façon à obtenir les informations clés pour la prise en charge optimale de nos patients en fonction du stade de leur maladie.

     En intégrant les données cliniques, radiologiques et morphologiques, les pathologistes posent des diagnostics de haute précision.  Leurs missions sont également de déterminer les éléments du pronostic (taille de la tumeur, statut des ganglions, grade, présence de lymphocytes de structures lymphoïdes tertiaires…) et la présence des marqueurs théranostiques.

    Leur analyse microscopique est une analyse «  en cellule unique » comme j’aime le dire : le pathologiste apprécie la localisation tissulaire et sub-cellulaire (noyau ; membranne etc…) des marqueurs, leur niveau d’expression.

    Les pathologistes travaillent en étroite collaboration avec les généticiens pour intégrer les données moléculaires tumorales (génomiques) avec les données de diagnostic morphologique.

    Nous rendons la médecine de précision accessible au plus grand nombre de patients puisque nous travaillons avec les tissus fixés et inclus en paraffine. Nous sommes également responsables de la mise à disposition de tissu à l’état frais ou cryopréservés pour la recherche translationnelle.

    • 3. La Journée internationale des Femmes et des Filles de Science met en lumière des parcours inspirants comme le vôtre. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles souhaitant s’orienter vers des carrières scientifiques et médicales ? Auriez-vous un message à leur transmettre ?

    Rêvez et osez !

    La curiosité scientifique est un moteur puissant pour mener une vie passionnante. La cancérologie est un domaine en constante évolution qui ne cesse de se transformer avec une complexité croissante des classifications des tumeurs. Apprendre de nouvelles notions scientifiques et contribuer à l’innovation est une source de satisfaction et d’épanouissement au quotidien.

    Il est essentiel d’oser et de croire en ses rêves, surtout pour les femmes. Elles ne devraient pas se sentir freinées par leur rôle de mère. Les temps ont bien changé : quand j’étais jeune maman, des réunions étaient programmées le jour de la rentrée des classes. Maintenant, la vie est quand même mieux rythmée dans les établissements de santé pour faciliter la prise en charge des enfants également. Il faut dépasser les contraintes organisationnelles et suivre ses ambitions. Avoir des enfants demande de s’adapter à de nouvelles situations, mais cela développe aussi une grande agilité et enrichit considérablement les équipes grâce à cette expérience unique.

    Le fait d’apprendre constamment, de nourrir sa curiosité et de transmettre ses connaissances aux autres est une véritable source de vitalité. C’est cette quête permanente de savoir et de partage qui donne du sens à une carrière.

    Mesdames, n’ayez pas peur d’oser. Rêvez grand, suivez votre curiosité et ne laissez ni l’âge ni les défis du quotidien vous limiter. Le temps n’a pas d’importance tant que la passion reste au cœur de ce que vous faites. Alors, osez, apprenez, et laissez-vous guider par vos rêves, car c’est ainsi que l’on construit une vie riche et épanouissante.

    • 4. Pensez-vous que les femmes scientifiques sont aujourd’hui suffisamment représentées et reconnues dans des domaines comme l’oncologie ? Quelles initiatives pourraient renforcer leur place ?

    Les femmes sont encore sous-représentées aux postes de direction. Par exemple, seules 4 femmes sur 16 occupent des postes de direction dans les IHU, et d’ailleurs Frédérique Penault-Llorca est la seule femme à diriger un centre de lutte contre le cancer en France.

    Assumer des responsabilités implique de s’exposer aux critiques et parfois de déplaire, mais cela apporte aussi de grandes satisfactions : la transmission des savoirs, le développement des équipes, et la fierté de les voir s’épanouir. Les rôles de directeur et de chef sont essentiels pour incarner une vision, fédérer et coordonner.

    Encourager les femmes à occuper des postes à responsabilités est crucial, mais leur excellence doit avant tout primer. En tant que managers, il est de notre devoir de les inciter à s’engager. Cela passe aussi par des mesures concrètes, comme éviter de programmer des réunions pendant les rentrées ou vacances scolaires, ou créer un environnement de travail dépourvu de harcèlement et de machisme.

    L’éducation joue un rôle clé : il faut encourager les femmes, y compris celles occupant des postes de médecins assistants, à envisager des rôles de leadership. Certaines hésitent à prendre la parole, parfois par peur de ne pas être crédibles, notamment à cause de préjugés liés à la tonalité de leur voix.

    Des initiatives inspirantes, comme celles du Canada, instaurent des mandats à durée limitée pour les responsabilités managériales. Cela incite davantage de femmes à prendre des responsabilités en réduisant la crainte d’être éloignées de leur cœur de métier sur le long terme.

    Il faut de tous les profils pour qu’un service hospitalier et un hôpital fonctionnent : c’est le cœur de mon action !

    • 5. Avez-vous vous-même été influencée par des modèles féminins dans votre parcours ?

    Je pense tout d’abord à ma mère. Elle était née en 1924 et elle était pourtant déjà médecin dans la médecine du travail chez EDF. La preuve qu’on peut être médecin en étant une femme, même dans les années 45-50 !

    Et dans ma vie, j’ai également rencontré des femmes scientifiques qui m’ont marquée et inspirée :

    • Frédérique Penault-Llorca, directrice générale du Centre Jean Perrin, qui a notamment de grands talents de pathologiste, de diplomate, portée par son goût pour l’innovation et qui est très attentive aux besoins de tous.
    • Edith Heard, avec qui j’ai eu la chance de travailler, professeur au Collège de France qui dirige l’EMBL, qui va diriger l’Institut Francis Crick en Angleterre, présidente du Conseil Scientifique Consultatif de l’Institut Curie. C’est une femme que j’admire, qui représente l’audace et l’excellence scientifique à mes yeux. 
    • Et Martine Picard qui a entre autres créé le Breast International Group, conçu et mené de nombreux très grands essais cliniques pour les femmes atteintes de cancers du sein et qui ont modifié les prises en charge de nos patientes et m’a beaucoup inspirée.

    Pour moi, on ne se définit pas comme une femme mais par la fonction que nous occupons.