Le Dr Sofia Rivera, oncologue radiothérapeute (MD, PhD), dirige le département de radiothérapie de Gustave Roussy depuis 2013. Elle mène des activités cliniques, de recherche et d’enseignement, avec une expertise particulière dans les cancers du sein. Référente en oncologie sénologique au sein du département de radiothérapie, elle est également investigatrice principale de nombreux essais cliniques, dont l’étude HYPOG-01, qu’elle a initiée. À l’occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de science, elle revient sur les moments clés de sa carrière, les avancées majeures permises par l’essai HYPOG-01 et sa vision pour l’avenir.

- 1. En tant que femme scientifique, chef de service et investigatrice de nombreux projets, quels ont été les défis principaux que vous avez rencontrés dans votre parcours et comment les avez-vous surmontés ? Pouvez-vous nous parler d’un moment particulièrement marquant dans votre carrière ?
Au cours de ma carrière, j’ai rencontré de nombreux défis, mais le plus marquant reste l’équilibre entre mes multiples responsabilités : l’activité clinique, essentielle pour le contact humain et le suivi des patients, la recherche, l’enseignement, ainsi que les tâches organisationnelles en tant que chef de service. Trouver une harmonie entre ces rôles sans négliger aucun reste un véritable défi dans des journées de seulement 24 heures.
J’ai eu la chance de découvrir très tôt ma passion pour la cancérologie. Un stage d’externe en oncologie pédiatrique à l’hôpital Trousseau a été une révélation pour moi de par le contact humain extraordinaire et les défis intellectuels posés. J’y ai découvert ce que pouvaient être l’hématologie et l’oncologie pédiatriques, des domaines avec des pathologies complexes pour lesquelles le don de soi et le travail de fond sont indispensable pour arriver à des résultats concluants. Je me suis dit que c’était un domaine fantastique par la possibilité de combiner quelque chose d’humainement et d’intellectuellement très riche.
Ce sont finalement un peu les hasards de la vie mais du fait de la rotation des stages, je me suis retrouvée avant l’internat à exercer en radiothérapie. C’est d’ailleurs grâce à mes stages d’internat, notamment au Centre George François Leclerc de Dijon, que j’aie pu choisir ma spécialité alors que j’hésitais entre l’hématologie, l’oncologie médicale ou l’oncologie radiothérapie, et que mon choix d’aller en radiothérapie s’est confirmé.
Évoluer dans un centre de lutte contre le cancer (CLCC), une structure où chacun partage une même problématique, un même objectif, et où l’agilité ainsi que les décisions guidées par l’oncologie sont au cœur du fonctionnement, a été un élément clé dans mon orientation professionnelle et mes choix de carrière.
Après un internat à Dijon, j’ai eu la chance d’être encouragée par un maître de stage à m’investir dans la recherche. Cela m’a conduit à Paris, où j’ai intégré le laboratoire de radiobiologie de Gustave Roussy pour mon master. J’y ai découvert une approche duale de la recherche : d’une part, optimiser les traitements en se concentrant sur la radiosensibilité des tumeurs, et d’autre part, protéger les tissus sains pour limiter les effets secondaires, en accord avec mes valeurs de prise en charge globale et d’attention à la qualité de vie des patients.
Après avoir terminé mon internat à Dijon, je suis revenue en région parisienne pour effectuer mon « clinica » à l’Hôpital Saint-Louis, où je suis devenue praticien hospitalier. Bien que je pensais y rester, la poursuite de ma thèse de sciences au laboratoire de Gustave Roussy m’a permis de saisir l’opportunité d’un poste dans cet établissement. Cette décision était motivée par un environnement stimulant : un renouvellement technologique, des réflexions stratégiques, des collaborations avec des experts en sénologie comme Suzette Delaloge et Fabrice André, et un fort développement en radiothérapie.
Je n’ai jamais regretté mon choix de venir à Gustave Roussy. Nous avons pu faire des choses extraordinaires depuis mon arrivée il y a plus de 10 ans. En parallèle, des possibilités se sont offertes à moi, notamment à la Société Française de Radiothérapie Oncologique (SFRO) à qui je dois beaucoup, de par sa bienveillance et sa volonté de partages de connaissances dans le groupe. Lorsqu’on m’a offert la présidence du Groupe Unicancer de recherche translationnelle et développement en radiothérapie oncologique (UNITRAD), je me suis dit que c’était l’occasion d’amener en France ce que j’avais appris à la SFRO en reprenant le travail de mon prédécesseur.
Mon arrivée au sein du Groupe UNITRAD a coïncidé avec une période de croissance marquée, portée par des équipes ayant mené des essais qui ont véritablement transformé les pratiques. Cette dynamique est inspirante et motive à fédérer davantage, en impliquant leaders d’opinion, jeunes talents et oncologues radiothérapeutes, pour innover, améliorer les pratiques existantes et les harmoniser. Je suis également fière du développement de collaborations internationales, qui, bien que demandant un investissement important, nous poussent à explorer de nouveaux horizons et enrichissent considérablement notre travail.
Un moment clé de ma carrière a été mon expérience au Danemark, à l’hôpital universitaire d’Aarhus, où j’ai participé à des analyses conjointes des essais HYPOG-01 et Skagen 1. Cette collaboration m’a permis de découvrir une organisation différente de la recherche clinique, marquée par un esprit de confiance, de partage et de respect mutuel. J’ai été frappée par l’ouverture des équipes danoises, tant dans l’accès aux données que dans les échanges professionnels. Leur approche collaborative, illustrée par des espaces de travail où toutes les catégories professionnelles se mélangent, m’a inspirée et donné envie d’encourager davantage cette ouverture et cette transversalité en France, où les spécialités restent souvent cloisonnées.
- 2. Vous avez notamment initié le protocole HYPOG-01 en 2016. Pouvez-vous nous présenter l’objectif de ce protocole et son potentiel impact pour les patientes atteintes de cancer du sein ?
L’étude HYPOG-01 est un essai clinique de phase III randomisé, portant sur des patientes atteintes de cancer du sein (stades T1 à T3, N0 à N3) nécessitant une irradiation des ganglions mammaires ou de la paroi thoracique après mastectomie. Les patientes ont été réparties de manière aléatoire en deux groupes de traitement. Le premier groupe a suivi le traitement standard, avec une radiothérapie de 50 Gy en 25 fractions sur 5 semaines. Le second groupe, expérimental, a reçu une radiothérapie hypofractionnée, administrant 40 Gy en 15 fractions sur 3 semaines, soit une durée totale de traitement réduite de 5 à 3 semaines.
L’objectif principal de l’étude est d’évaluer la toxicité, en particulier le risque de lymphœdème (gonflement du bras), un effet secondaire fréquent lorsqu’une irradiation des ganglions est réalisée. Le lymphœdème représente un véritable défi pour la qualité de vie des patientes, affectant leur quotidien, leur travail et leurs activités familiales. Ce choix d’objectif était d’autant plus pertinent qu’une étude antérieure, portant sur l’irradiation du sein sans atteinte ganglionnaire, avait déjà démontré qu’un traitement en 3 semaines était aussi efficace qu’en 5 semaines. Nous avons donc voulu vérifier si ce schéma plus court était toujours valable lorsqu’on irradie des volumes plus importants avec un risque accru de lymphœdème.
Cette idée a émergé au sein du groupe de radiothérapie du sein de l’European Society for Radiotherapy and Oncology (ESTRO), après des échanges avec nos collègues danois. En collaboration avec l’équipe statistique de Gustave Roussy et d’Unicancer, nous avons décidé de mener les deux essais de manière indépendante mais parallèle, puis de réaliser une méta-analyse prospective des deux pour analyser d’éventuelles discordances et renforcer la puissance statistique des résultats. Cette approche, qui combinait expertise clinique et statistique, a enrichi le projet, me permettant de bénéficier des compétences des statisticiens, notamment pour la méta-analyse.
Nous avons mené deux études, l’une en France (HYPOG-01) et l’autre au Danemark, recrutant 1 265 patientes sur plus de trois ans, réparties dans 29 centres à travers la France, y compris des CLCC, des CHU et des structures privées. Ce recrutement a prouvé que ce schéma de traitement était réalisable dans divers types de structures et de populations de patientes. Un aspect clé de cette étude est qu’elle n’a impliqué aucune molécule, et donc aucun financement de l’industrie pharmaceutique. Le financement a été assuré par un Programme Hospitalier de Recherche Clinique (PHRC) public, soulignant l’importance de tels financements pour la recherche académique en radiothérapie en France. Au Danemark, en revanche, il existe un financement public plus large pour l’oncologie, incluant la radiothérapie et la chirurgie, ce qui facilite la recherche.
Bien que l’essai ait été coûteux, notamment pour couvrir la prise en charge de 1 265 patientes sur 10 ans, nous avons pu obtenir des résultats à 3 et 5 ans. Ces résultats ont montré, notamment lors de la session présidentielle à l’ESMO 2024, que le schéma de radiothérapie en 3 semaines est non inférieur à celui en 5 semaines. Cela prouve qu’il est possible de raccourcir le traitement tout en maintenant son efficacité, réduisant ainsi la lourdeur pour les patientes, les coûts pour la société et l’impact carbone, sans augmenter les effets secondaires. Ce changement de pratique, vers l’hypofractionnement, pourrait avoir un impact majeur à l’échelle mondiale, notamment pour les millions de femmes nécessitant ce type de traitement.
Lors de la présentation de l’étude HYPOG-01 à l’ESMO Asia, des collègues du Cambodge, de Birmanie et d’Inde m’ont exprimé leur enthousiasme, soulignant que la réduction de deux semaines du traitement permettrait de traiter davantage de patientes dans des délais plus courts, ce qui est crucial dans des pays avec de longues listes d’attente. Cela a été très stimulant de voir que notre travail pouvait contribuer à changer les pratiques à l’échelle internationale.
Pour aller plus loin, nous avons déposé cette année une nouvelle étude qui a été acceptée. Cette étude compare 3 semaines de radiothérapie à 5 semaines, un pas supplémentaire vers la réduction des séances tout en augmentant la dose par séance. L’objectif est d’alléger le fardeau thérapeutique tout en maintenant l’efficacité et en minimisant les effets secondaires, ce qui représente une avancée significative pour la prise en charge des patientes.
- 3. La Journée internationale des Femmes et des Filles de Science met en lumière des parcours inspirants comme le vôtre. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles souhaitant s’orienter vers des carrières scientifiques et médicales ? Auriez-vous un message à leur transmettre ?
Mon premier conseil serait de cultiver la curiosité et l’ouverture d’esprit, en évitant de se fixer des limites soi-même. Nous avons la chance de vivre à une époque où les opportunités pour les femmes, notamment dans des rôles de leadership, la recherche et les groupes scientifiques, se multiplient. Il est essentiel de saisir ces opportunités, d’explorer toutes les possibilités, et de s’interroger régulièrement sur ses choix et ses objectifs.
Mon deuxième conseil est de s’ouvrir à l’international et aux collaborations interdisciplinaires. Il est crucial de sortir des cadres habituels et de toujours garder à l’esprit notre objectif principal : améliorer les pratiques et apporter un réel bénéfice aux patientes. Cela nécessite de dépasser les considérations personnelles ou locales pour adopter une vision plus large. À mon sens, l’interdisciplinarité et l’ouverture à l’international sont indispensables. Personnellement, mon engagement avec l’ESTRO a été particulièrement enrichissant : cela m’a permis de rencontrer des personnes aux visions variées, parfois différentes des miennes, mais qui m’ont toujours apporté de nouvelles perspectives.
Il est important de maintenir une attitude bienveillante, même lorsque les opinions divergent, car ces différences permettent de construire des projets de recherche plus pertinents et plus réalistes.
Enfin, mon troisième conseil serait de s’impliquer activement dans des groupes coopérateurs, qu’ils soient nationaux ou internationaux. Cela me semble indispensable pour toute personne souhaitant s’engager dans la recherche.
- 4. Pensez-vous que les femmes scientifiques sont aujourd’hui suffisamment représentées et reconnues dans des domaines comme l’oncologie ? Quelles initiatives pourraient renforcer leur place ?
Les choses évoluent dans la bonne direction, mais des inégalités persistent, et il reste encore des progrès à accomplir, c’est une évidence.
En oncologie radiothérapie, par exemple, le groupe FORCE, qui rassemble les femmes du domaine en France, est un bel exemple d’entraide bienveillante. Ce groupe offre un soutien précieux sur des questions pratiques et dans le développement de carrière. C’est une initiative qui mérite d’être pérennisée et structurée davantage.
Par ailleurs, des associations comme « Donner des ELLES à la santé » mènent des actions très positives. Ces initiatives sont encourageantes, mais à mon sens, il faut en développer encore davantage pour continuer à avancer sur cette voie prometteuse.
- 5. Avez-vous vous-même été influencée par des modèles féminins dans votre parcours ?
En radiothérapie, il est difficile de ne pas être inspiré par Marie Curie !
Mais je pense que j’aie tant été influencée par des modèles masculins que féminins. Je ne fais pas tellement cette distinction quand on est sur des sujets de science.
Il y a des femmes et des hommes scientifiques brillantissimes qui ont fait considérablement changé les choses. À mon sens, ce qui compte, c’est le travail scientifique qui a été fait, plus que le sexe ou le genre de la personne.